Sacré Coeur

Le regard de Chambaz

  Je ne me reconnais plus. 

  Moi qui suis devenu placide en regardant les matchs, qui suis en général « pour » l'équipe la plus emballante, qui n'ai supporté d'autre club que Monaco dans les années soixante, qui me suis contenté d'admirer d'assez loin le Red Star sur son orbite plé­béienne, qui n'ai pas eu le coeur qui batte la chamade depuis une trentaine d'années, depuis la Coupe du monde 1986 sur les hauts-plateaux mexicains, moi qui ai rangé au fond de ma mémoire le souvenir d'un match d'appui entre la France et la Bulgarie – c'était le 16 décembre 1961 – dont je suis sorti personnellement défait et en larmes et ce jour-là Pierre Bernard (qui garderait quelques années plus tard les buts à Bauer et qui est le seul joueur auquel j'ai demandé un autographe) allait ramasser le ballon du 1 à 0 ou plutôt du 0 à 1 au fond de ses filets dans ce stade de Milan qu'on appelait San Siro, pas encore Meazza, la confiance était de mise, même Zizi Jeanmaire avait dé­claré « la France au Chili, c'est comme si c'était fait », et alors il ne nous restait plus qu'un truc en plumes pour essuyer nos larmes, oui, je me suis levé d'un bond sur les  deux buts des « nôtres » en première mi-temps de ce Red Star – Bourg-Peronnas, j'ai eu le coeur serré pendant toute la deuxième mi-temps qui n'en finissait pas, je regar­dais toutes les deux secondes les points rouges des chiffres inscrits sur l'horloge du côté de la rue du docteur Bauer, 22 h 22, je n'en pouvais plus, j'étais un peu comme Planté à la fin du match, étendu pour le compte, sur le gazon artificiel, les bras en croix dans mon beau maillot jaune, non pas joyeux mais tellement soulagé. 

  Ce soir du 20 mars était le jour du printemps et de l'équinoxe, on imagine les méta­phores que la saison peut susciter, les titres pour la presse régionale, nationale et in­ternationale, le nouveau printemps du Red Star, sur le chemin de la renaissance, le re­tour au zénith, etc, c'était aussi le jour de l'éclipse. Et justement, en m'asseyant sur les gradins, avant même le début du match, j'ai eu l'intuition d'une éclipse, le sentiment qu'il manquait quelque chose au tableau. Je ne reconnaissais pas le stade. On était bien à Bauer mais – voilà – le Sacré Coeur avait disparu. En soi, sur le plan purement esthétique, ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. Sur le plan moral, on se rappellera  qu'il a été édifié pour expier les crimes de la Commune. Mais sur le plan symbolique il faut bien lui reconnaître une certaine présence. 

  Les fonctions cardio-vasculaires sacrément accélérées, j'aurai donc vu des beaux gestes, des belles courses, des corners vraiment bien tirés, mais aussi un mélange de fébrilité et d'apathie inhabituelles qu'on peut porter au débit des particules fines en suspension dans l'air, loin quand même de ces brouillards épais et de ces effets de smog d'antan où il nous arrivait de jouer sans que nous voyions l'autre bout du terrain.  A la sortie du stade, je pensais déjà au match en retard de Boulogne. Du coup, il me fallait en­core un moment pour recouvrer mon calme.



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