CHEZ GIL

À la mémoire de « Chez Gil », l’ancienne cantine historique du Red Star par Munchies


Au 11 rue Godillot, à Saint-Ouen, même le numéro a été effacé. Le supporter acharné du Red Star contemple le néant. Difficile de se figurer, à cet endroit précis, l’effervescence du café-restaurant Chez Gil, ancienne cantine du club, située à quelques encablures du stade Bauer. Cet article a été rédigé par la rédaction de Munchies et publié sur munchies.com

Gilbert Deshayes et sa femme, Paulette, y ont supporté, servi et même sauvé le club à l’étoile rouge durant trente ans. Des petites mains comme on en fait plus, indispensables au bon fonctionnement des clubs locaux et symboles d’une époque où les joueurs se mêlaient à leurs supporters.

L’histoire de Chez Gil commence en 1961. Gilbert rachète un troquet au cœur de Saint-Ouen, petite ville prolétaire alors en plein essor. Très vite, le café se remplit d’ouvriers des alentours venus casser la croûte sur leurs heures de pause.

S’y retrouvent également des journalistes du Parisien – dont le siège se situait à Saint-Ouen – des chauffeurs-livreurs, des petits cadres de chez Fenwick, Bosch, Siemens, Valeo ou de simples voisins, attirés sous les coups de midi par le fumet d’un boeuf bourguignon.

‘Gil’ est au comptoir, épaulé par Anne-Marie, serveuse. Paulette est aux fourneaux, secondée par Maria. Tandis que lui aligne les petits noirs sur le zinc, elle cuisine des plats traditionnels bien de chez nous, du sauté de veau à la potée maison. À l’époque, pas de fast-food ni de livraisons express : à midi, les bistrots sont bondés. Au fond du bar se jouent d’interminables parties de cartes, de yams et de 421.

Jusqu’à ce jour de 1972 où José Farias et André Mérelle, deux joueurs du Red Star, le premier argentin, le second français, viennent déjeuner Chez Gil. Ils y prennent leurs habitudes jusqu’en 1985. Entre-temps, les joueurs ont invité Gilbert à venir voir un match à Bauer. Ils transmettent le virus.

« Au début, mon mari allait au stade en tant que simple supporter », se souvient Paulette, que VICE a retrouvée dans sa campagne natale. « Le trésorier du club, Claude Thuel, habitait dans le même immeuble que nous, au troisième étage. La passion est née ainsi ».

À 88 ans, Paulette n’habite plus à Saint-Ouen, mais dans une maison attenante à une petite ferme à Aunay-sous-Auneau (Eure-et-Loir), un patelin situé à trente kilomètres de Chartres. Sa maison porte encore les traces de son passé de supportrice ; trois coupes traînent sur le meuble TV ou dans la véranda, son porte-clés est toujours à l’effigie du club, et un panneau de signalisation Red Star trône sur la façade de la ferme.

À notre arrivée, elle dégaine les albums photos et commente en pointant du doigt les visages sur les clichés. « Chazottes, Séguy, Amorfini, Nestor Combin… Ils étaient tous là ! ». Ses petits yeux rougissent.

L’époque qui émeut Paulette est celle de l’âge d’or de Chez Gil, dans les années 1970. Le bar accueille les supporters, attirés par la présence des joueurs, et devient un lieu de ralliement pour les aficionados du club audonien. Gilbert devient président, puis président d’honneur du club des Amis du Red Star.

Paulette et Mme Thuel, la femme du trésorier du club, mettent la main à la pâte pour la fabrication des drapeaux et des fanions. Revient à Gil l’organisation des déplacements à Levallois, Poissy, Reims, mais aussi Ajaccio, Nîmes ou Marseille.

« Je me vois encore accompagner des gamins du Red Star en banlieue », raconte Paulette, entre deux bouchées de tarte à l’abricot. « Une armada d’autres petits débarquait, ça faisait un bruit monstre sur le carrelage des vestiaires. Et à côté jouaient les vétérans. Ils avaient encore du ballon, hein ! ».

Gil et Paulette rachètent ensuite le local du tailleur voisin pour transformer le café en café-restaurant. La salle compte une dizaine de couverts et autant d’habitués. Dont Gilles Saillant, supporter historique du Red Star et auteur de Red Star (2005).

Attablé au fond de l’Olympic, le repaire actuel des supporters en face du stade Bauer, il se souvient de ses déjeuners Chez Gil, tous les midis avant d’aller travailler. Le supporter doit d’ailleurs la raison de son emménagement à Saint-Ouen à une discussion au café-restaurant. « Un midi où j’étais là-bas, un ancien joueur a évoqué un appartement qu’il lâchait à Saint-Ouen. J’ai sauté sur l’occasion. »

 

Roger Lemerre choisit le café rue Godillot comme lieu de collation pour les avant-matches. Dans l’arrière-salle, certains joueurs s’adonnent au flipper, d’autres font une partie de cartes.

 

De 1975 à 1978, l’entraîneur du Red Star qui fait ses premiers pas, un certain Roger Lemerre, choisit le café rue Godillot comme lieu de collation pour les avant-matches. Dans l’arrière-salle, certains joueurs s’adonnent au flipper, d’autres font une partie de cartes, on peut même en voir en train de bouquiner.

« Quelques supporters passaient les saluer. Mais s’ils voulaient être tranquilles, on mettait un porte-manteau devant la porte. Gil faisait un signe de la main aux supporters : ‘Non, aujourd’hui on ne rentre pas !’. Les jours de défaite, les joueurs se faisaient parfois apostropher de noms d’oiseaux. Mais personne ne s’est fait rentrer dans le mur ! », ajoute Paulette en riant.


Gilbert accompagne ensuite les joueurs au stade pour préparer la buvette. Il regarde un quart d’heure du match, puis passe le relais à ‘Popo’, et file ouvrir le bar rue Godillot pour accueillir les supporters à la fin de la rencontre. Ce supporter acharné ne peut donc jamais profiter des matches de son équipe à domicile en intégralité. Pourtant, il en connaît les moindres détails. Le soir, le bar devient un lieu de ‘debrief’.

En fumant sa gitane maïs, Gil adore débattre du jeu. Chez les supporters, on distribue les bons et les mauvais points. Les tenanciers, eux, restent toujours bienveillants. « Ils étaient excessifs avec nous, même adorables », se souvient Patrice Lecornu, ancien joueur du Red Star entre 1975 et 1977. « Tout le monde les aimait ! Quand on perdait ou qu’on se faisait engueuler par Roger, ils nous répétaient ‘Ça va aller…’ ‘Chez Gil’, c’était notre réconfort. »

« C’étaient les nounous des joueurs », abonde Gilles Saillant, supporter historique. « C’était vraiment une famille, entre joueurs, staff et supporters. L’ambiance amicale me fait penser à celle d’une petite ville de province. À l’AJ Auxerre de Guy Roux, par exemple. Alors qu’on était en deuxième division ! Aujourd’hui, on n’imagine mal Neymar se rendre au troquet en face du Parc des Princes. »


Au-dessus de l’armoire à dessert trônent des trophées. À côté sont exposés des fanions, des photos ou les panneaux de villes arrachés lors de victoires décisives. Un soir à Arras, un supporter un peu zélé a décroché le numéro 3 du panneau d’affichage du stade. Le Red Star venait de gagner 3-0, et ainsi valider sa montée en 3e division.« Gil avait accroché le numéro vainqueur au-dessus du bar, c’était beau », glisse Paulette.

Jamais avare en services rendus, le couple Deshayes propose à plusieurs joueurs le gîte et le couvert. Philippe Redon, un jeune joueur en formation, effectue un stage en parallèle chez le pharmacien de la rue Godillot. Il habite plusieurs années chez les Deshayes. C’est également le cas du Polonais Roman Jakubzak.


Patrice Lecornu : « Paulette était tout le temps en train de nous embrasser et de nous faire
des gâteaux. J’avais seulement 19 ans, alors pour moi, c’était une maman. »

 

« Lui, il est arrivé comme un cheveu sur la soupe », s’amuse Paulette. « Il a mangé le midi et le soir au restaurant pendant un an et demi. J’ai même réussi à lui faire apprendre le français. Il était adorable. » La générosité de Gil et Popo a marqué Patrice Lecornu : « Paulette était tout le temps en train de nous embrasser et de nous faire des gâteaux. J’avais seulement 19 ans, alors pour moi, c’était une maman. »

« Les joueurs ? », s’exclame Paulette. « Oui, j’étais leur maman ! Ils m’appelaient tous Popo, et s’adressaient à moi avec beaucoup de respect. Il y avait un noyau. » Nostalgique, Paulette n’en garde pas moins un œil sur les résultats du Red Star via sa tablette.


Elle déplore le manque de fidélité de certains envers leur club formateur et s’insurge contre la délocalisation du club à Beauvais, d’un ton rageur : « Nom d’une pipe ! C’est malheureux… je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils ne trouvent pas un stade digne de ce nom à une porte de Paris. »

En vingt ans de buvette, Bauer n’a plus de secret pour elle. « À l’époque, en 75-76 il n’y avait même pas de papier toilette, les gens venaient nous demander du sopalin au stand. » Dans la rue ou au stade, tout le monde la connaît. « Dans la rue, on m’appelait ‘Madame Gil’. Et les joueurs me disaient : ‘la seule femme qui est avec nous, c’est Popo !’ »

Mais Paulette et Gil n’ont pas seulement tenu à bout de bras la buvette du Red Star. Le couple a surtout participé au sauvetage du club.


En 1977, le Red Star joue la montée de la deuxième à la première division. Quand, entre Noël et le jour de l’an, un coup de fil anonyme prévient le journal Le Monde des déboires financiers du club. Les créanciers assaillent le Red Star. Placé de force en liquidation judiciaire, le club dégringole, à l’image de Bastia aujourd’hui, jusqu’en division d’honneur.

Un seul joueur de l’ancien effectif reste au club. Les réunions de crise se passent alors Chez Gil : l’arrière-salle est transformée en war room où se joue l’avenir du club. Gilbert et Paulette, ainsi que de nombreux autres supporters et bonnes âmes, dont Gilles Saillant, s’investissent financièrement.


« On s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser mourir le club. Tout le monde a mis la main à la poche. Mon mari tenait les registres des dons, remplis de noms de gens ayant donné 5 ou 10 francs. »


« Il y avait un mic-mac avec la mairie, c’était l’horreur »
, tonne Paulette. « On s’est dit : on ne peut pas laisser mourir le club. Tout le monde a mis la main à la poche. Mon mari tenait les registres des dons, remplis de noms de gens ayant donné 5 ou 10 francs… » Le Red Star parvient à remonter les divisions une à une. Les anciens, partis s’exiler en province, reviennent au fur et à mesure. « Le Red Star est une famille qui leur manquait », devine Gilles Saillant.

Après la retraite du couple Deshayes, le restaurant a été repris un an et demi, mais l’affaire a rapidement coulé. Arrivée le 3 juin 1961 à Saint-Ouen, Paulette repart dans sa campagne natale trente ans plus tard, jour pour jour.

En avril 2010 disparaît Gilbert Deshayes, à l’âge de 81 ans. Il recevra une minute de silence à Bauer, ainsi qu’un hommage de tous ceux qui ont fréquenté Chez Gil. Le jour de son enterrement, Paulette glisse deux fanions et un drapeau du Red Star dans son cercueil. Et sûrement, avec tout cela, un pan majeur de l’histoire du club.



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