YANN LÉVY

Une saison à photographier le Red Star. Cet article a été rédigé par la rédaction de Vice et publié sur vice.com


Yann Lévy a suivi l'équipe audonienne lors de la saison 2017-2018. Jusqu'au 28 avril, il expose son travail au stade Bauer et à la galerie Mariton, à l'occasion des expositions « Tout foot » à Saint-Ouen. Cet article a été rédigé par la rédaction de Vice et publié sur vice.com

Les hommes de Formose Mendy maintiennent la pression depuis plus de 80 minutes, mais rien n’y fait, ça ne rentre pas. Depuis la pelouse du stade de Chambly, on aperçoit les champs fraîchement labourés. Nous sommes en pleine campagne. Les supporters sont collés à la ligne de touche, le parcage est à ciel ouvert, face aux buts adverses. Heureusement, il fait beau. J’essaie de bouger comme je peux pour faire des photos. Il n’y a pas de place autour du stade, tout est serré, comme le match d’ailleurs. L’équipe de Chambly ne veut rien lâcher. La tension est à son comble sur la pelouse et dans la tribune, quand, à la 83e minute, Abdoulaye Sané ouvre enfin le score pour le Red Star. Les supporters explosent de joie et escaladent la grille. À peine le temps de m’agenouiller pour faire la photo que je me retrouve les quatre fers en l’air, à moitié couvert de boue. Je suis sonné. Les supporters sont morts de rire, un joueur de Chambly m’insulte. À quelques mètres de moi, le juge de touche, face contre terre, ne bouge plus. Il est KO. J’ai l’arcade sourcilière en sang, une jolie entaille de la forme du viseur de mon appareil photo. Je comprends. L’arbitre ne m’a certainement pas vu m’accroupir et m’a percuté de plein fouet en remontant la ligne de touche. Le match est suspendu plus de 15 minutes, le temps de trouver un remplaçant. Je ne sais plus où me mettre. J’espère juste que le juge n’est pas trop mal, je crains la sanction pour le club. J’essaie de m’échapper, de me faire oublier.


Mais il n’y a nulle part où aller sans enjamber une barrière, se faire encore plus remarquer. Les supporters n’en peuvent plus, et d’une seule voix ils scandent  » Yann Levy, hooligan !  » J’ai gagné un surnom – qui ne me quittera plus jusqu’à la fin de la saison — et le respect des ultras de la tribune Rino della Negra. Après tout ce n’est pas tous les jours que quelqu’un met KO un arbitre. Fort heureusement, le Red Star a gagné et l’arbitre n’a pas eu de séquelles !

En venant photographier le premier match de la saison à Bauer en août 2017, je savais que ce retour à la maison était un moment exceptionnel après les deux années d’exil. Je voulais absolument en être, mais je n’arrivais pas à avoir d’accréditation. Martov, mon ami de toujours, m’a débloqué – une fois de plus – la situation. J’ai donc fait mes photos, en me disant  » fais toi plaisir, tu ne sais pas quand tu reviendras ! « 


J’étais loin de me douter que j’allais partager cette saison avec l’équipe, le staff et les supporters. Quelques jours après avoir mis les images en ligne sur le site de mon agence, mon téléphone sonne. Numéro inconnu, je décroche :  » Bonjour c’est Patrice Haddad, Martov m’a donné ton numéro. J’adore tes photos, on peut se rencontrer ? « 

Je ne suis pas un photographe de foot, ça tombe bien, ils cherchaient une approche photographique plus sociale. Le président accompagné de David Bellion me donnent carte blanche pour la saison 2017-2018.

J’ai donc eu le plaisir d’arpenter les couloirs de Bauer pendant toute une saison. Au fil des matches et de mes errances dans les couloirs, j’ai cherché à montrer l’unité qu’il y a entre le stade, l’équipe et les supporters. Ce mélange unique qui fait Bauer.

Les jours de match j’arrivais toujours une à deux heures avant le coup d’envoi. J’allais à l’Olympic pour parler avec les supporters et quand les joueurs arrivaient, je m’installais dans les vestiaires jusqu’à me faire oublier. Les vestiaires de Bauer ont un charme que l’on ne trouve pas dans les stades modernes, davantage épurés. Entre l’exiguïté, les néons blafards, la couleur du carrelage, l’énorme table au milieu de la salle et les casiers des joueurs, il y a de quoi faire. Le problème c’est qu’il n’est pas facile d’y trouver une place sans déranger tout le monde. Il faut se caler dans un coin et ne plus bouger. Trouver le meilleur angle. Mais ce n’est pas si facile : dès que je pointais l’objectif, il y avait toujours un joueur pour prendre la pose ou me regarder… L’horreur ! Pour peu qu’il y ait aussi une équipe de télé et c’était mort. L’entraîneur d’alors, Régis Brouard, n’était pas fan de la présence des caméras.


Il faut comprendre, le gars devait gérer une équipe. Quand l’équipe gagnait c’était facile. Mais quand elle perdait, Régis Brouard tombait sur les gars… C’était terrible. Entre chaque phrase du coach, un silence à couper au couteau. Comment faire une photo sans tendre davantage la situation ? Il m’est arrivé d’hésiter. J’étais là, assis ou debout dans un coin du vestiaire, et je me disais  » surtout ne plus bouger… Ne SURTOUT PAS BOUGER !  » Doucement quand je le sentais, je déclenchais en mode silencieux et juste après :  » Ne plus bouger.  » Mais quoi qu’il se passe, il y avait de la vie, de l’émotion. C’était génial, d’être là, de partager tout ça. Je me souviens encore des regards désolés de Ferreira et Mfulu et de la folie des victoires chantées à tue-tête par Ismaël Camara.

Pendant les matches, je naviguais entre les vestiaires, la tribune, le terrain. Je devais sans cesse réfléchir à ce que je faisais, essayer d’anticiper, de comprendre les enjeux, pour coller à la réalité collective. C’était vraiment intense. Parfois il fallait être au plus près des supporters pour capter leur énergie, parfois coller au banc pour saisir la tension du match à travers les visages fermés des joueurs. En fait, je passais mon temps à courir, à me faufiler du cœur du chaudron pour un craquage de fumigène jusqu’à l’autre bout du terrain pour immortaliser un tifo ou les visages des acteurs du jeu.


Après les matches c’était toujours la course. Le club avait besoin de photos le plus vite possible. Je squattais un bureau le temps de sélectionner quelques images. J’en profitais parfois pour enfin manger un morceau. Vers 23 heures, je filais à l’Olympic partager une mousse avec les ultras. L’appareil photo rangé, le bar devenait après plusieurs heures intenses de boulot, mon sas de décompression. Avec les supporters, je parlais rarement de football, on discutait plutôt de musique ou de l’actualité. C’était toujours bon esprit. C’était un moment privilégié. Je n’étais plus caché derrière mon appareil à épier la tribune. J’en profitais pour voir quelques vieux potes. J’ai eu aussi le plaisir de recroiser ceux que j’avais perdus de vue sans parler de toutes celles et ceux que j’ai rencontrés.


En réalité, l’équipe, les supporters et le stade forment une sacrée trinité. Cette expérience unique et incroyable est gravée dans mon cœur. Cette saison a été exceptionnelle. J’ai tout eu à photographier, du premier jour du retour à Bauer, au fatidique dernier match, celui célébrant le titre et la remontée en Ligue 2. Cette journée que tout le monde attendait et redoutait tant, celle de la montée, celle du nouvel exil. Je me suis retrouvé un peu coincé au milieu de toutes mes émotions, perdu au milieu de celles des autres. J’avais envie de vivre le match avec toutes ces personnes que j’ai accompagnées pendant plusieurs mois. Mais, je devais faire mon boulot. Je me sentais comme un gamin face à son gâteau préféré. Je voulais me gaver quitte à en avoir la nausée. Je suis rentré sur le terrain après avoir serré la main des joueurs, j’ai photographié en chantant avec les supporters :  » Le Red Star, le Red Star c’est uniquement à Bauer… Il est gravé dans nos cœurs… !  » Combien de fois je me suis retrouvé à maudire les chants de la Rino devant mon ordinateur. Je n’arrivais pas à les faire taire pendant que je retouchais mes images. Mais là, pour rien au monde, je ne voulais qu’ils s’arrêtent. Aujourd’hui encore il m’arrive secrètement de les fredonner non sans nostalgie.

Crédit photo : Yann Lévy



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